Zapping à la maison, zapping à l’école, zapping dans les relations… Tout un bouleversement induit par les comportements d’une nouvelle génération, des changements pas toujours compris par celles et ceux emprisonnés du passé.
Michel Serres plante dans les premières pages un décor étrange pour son héroïne, petite poucette, nourrie aux nouvelles technologies et aux réseaux sociaux. Rapidement, il cherche à comprendre et pose la question suivante : « Quelle littérature, quelle histoire comprendront-ils, heureux, sans avoir vécu la rusticité, les bêtes domestiques, la moisson d’été, dix conflits, cimetières, blessés, affamés, patrie, drapeau sanglant, monuments aux morts…, sans avoir expérimenté, dans la souffrance, l’urgence vitale d’une morale ? »
Posée comme ça, c’est presqu’inquiétant. Si j’ai connu les vrais animaux, les champs, la pêche aux tritons et autres crapauds…, si je me souviens des chars dans les rues de mon village simulant une guerre, c’est surtout parce qu’aux trêves, avec mes amis, c’était la course à la douille, aux obus en plâtre, … Evidemment, il y a bien eu les alertes au lycée pendant la guerre du Golf mais la réalité se vivait à des kilomètres. Etudiant à Paris, j’ai été frappé de voir les jeunes parisiens découvrir les animaux au parc des expositions, Porte de Versailles.
Le philosophe ne joue pas la mélodie des réfractaires et rappelle que ce sont les « adultes qui ont méticuleusement détruit (la) faculté d’attention en réduisant la durée des images à sept secondes et le temps des réponses aux questions à quinze. » Ces adultes récitent l’histoire, racontent les grandes ères de l’humanité et semblent figés dans le passé dans leurs pratiques, leurs modes de pensée, leurs modes de vie… « Voici des jeunes gens auxquels nous prétendons dispenser de l’enseignement, au sein de cadres datant d’un âge qu’ils ne reconnaissent plus : bâtiments, cours de récréation, salles de classe, amphithéâtres, campus, bibliothèques, laboratoires, savoirs même…, cadres datant, dis-je, d’un âge et adaptés à une ère où les hommes et le monde étaient ce qu’ils ne sont plus. »
Finalement, l’auteur décrit une personne agissant comme une entreprise externalisant certaines ressources, certaines capacités cognitives dans le magma d’Internet. Petite Poucette aurait bel et bien une tête moins pleine (ou pleine différemment) et mieux faite pour répondre à Montaigne. Michel Serres annonce alors : « Fin de l’ère du savoir ». Le savoir se consomme désormais comme n’importe quel autre produit ou service. Le philosophe explique alors les mutations des comportements à l’école conduisant parfois à certaines incompréhensions. Revenant là aussi à une image d’entreprise, il évoque les lois de l’offre et de la demande. Selon lui, l’offre ne répond plus à la demande… Je dois dire qu’en regardant mes garçons, je me suis posé la question de l’interactivité à l’école. Apprendre à lire, apprendre à écrire, est-ce possible sans une méthode directive ? Mon grand garçon a désormais une partie de ses cours sur iPad. N’apprend-il pas autrement déjà ?
Michel Serres décrit les anciennes pratiques avec sévérité : « le savoir lui-même exigeait des corps humiliés, y compris de ceux qui le détenaient. » De ce carcan, Petit Poucette se libère… Je me souviens encore du tournage d’une classe de CM2 avec mon frère, il y a déjà plus de 15 ans. Mon frère et moi avions un souvenir strict de l’instituteur. A chaque demande de participation à notre époque, les élèves baissaient la tête… Pendant le tournage, le maître d’école interviewé au fond de la classe devait parler de plus en plus fort pour couvrir le chahut des élèves. Il proposa alors qu’un élève vienne montrer l’usage fait de l’unique PC de la classe ; si les enfants avaient pu se battre pour participer, ils l’auraient fait. N’était-ce pas là les signaux faibles des mutations évoquées par le philosophe ?
Une autre vérité révélée peut expliquer les difficultés des entreprises à se développer, non pas à cause de Petite Poucette mais de celles et ceux effrayés par le changement : « au travail, elle répond à celui qui lui parle, non selon la question posée, mais de manière à ne pas perdre son emploi. Désormais courant, ce mensonge nuit à tous. » Si nous vivons avec le niveau de vie que nous connaissons, c’est bien grâce à nos ainés mais l’exemplarité n’est pas toujours au rendez-vous. Michel Serres donne l’illustration donnée par les politiques tant dans leur mode de communication que dans leur assemblée (brouhaha, tweet, …).
Un ouvrage courageux, gênant, qui interpelle, une invitation à encourager la modernité à bon escient, évidemment.
Coïncidence excellente, voici l’image trouvée sur mon réseau social pro :
Petite Poucette a rajouté une base à la pyramide de Maslow. Est-ce que Michel Serres partage ?